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Le comte de Nissac avait choisi Maximilien Fervac. Dépouillé de ses attributs d’officier en les Gardes Françaises, simulant une grande vulgarité dans l’expression et se souvenant très à propos de Manon, qui vendait ses charmes à de vieux et riches bourgeois, Fervac s’affichait avec sa protégée en certain quartier mal famé du Faubourg Saint-Marcel.

La jeune femme, heureuse de revoir le seul homme pour lequel elle éprouvait tendre et ardent sentiment, au point qu’il n’eut jamais à délier sa bourse pour la posséder, profitait de son bonheur et ne posait pas de questions. En retour, Fervac ne l’interrogeait point sur son déplaisant métier, ayant compris que la jeune femme n’avait pas d’attaches avec ce qu’elle vivait quatre ou cinq fois la semaine en compagnie de ses vieux habitués.

Aucun homme n’est certes parfait et le serait-il, on s’ennuierait profondément en telle compagnie.

À regarder du côté de ses qualités, Fervac était beau, bien fait et charmeur, courageux, fort et très drôle, à quoi s’ajoutait qu’il faisait délicieusement l’amour.

À considérer ses défauts, du seul point de vue de la jeune femme, on pouvait le juger songeant trop à l’ordre, ne supportant point les affaires traînant ici ou là quand il existait une place pour chaque chose. En outre, il faisait montre d’une grande logique en la parole, vous écoutant attentivement, reprenant une expression maladroite, expliquant par le menu les raisons de votre comportement si bien qu’avec lui, on se sentait quelquefois comme une marionnette entre les mains du montreur qui l’anime et lui donne don de parole.

Pour Manon, cependant, les qualités l’emportaient haut la main sur les défauts et elle ne pouvait imaginer autre homme occupant si fort ses pensées.

Manon étant d’une rare beauté, et d’un maintien altier qui provoquait le mâle, fut très vite remarquée, en les bouchons et cabarets, par nombreux maquereaux qui auraient aimé mettre la belle en leur lit et faire en sorte qu’elle leur assurât coquets revenus en vendant à leur profit son corps splendide.

Les maquereaux, s’étant consultés, décidèrent qu’on ne pouvait laisser femme si ravissante au beau Fervac, ce gêneur, qu’il convenait d’occire au plus tôt.

Les provocations ne tardèrent donc point, d’inégale gravité.

Tel, passant devant la table de Fervac et de sa tendre amie, renversait leurs verres en riant. Un autre plaquait ses deux mains sur les fesses de Manon. Le troisième faisait réflexion à voix haute sur la tristesse qui était la sienne en voyant si jolie pouliche en bien médiocre compagnie.

À chaque fois, et sans qu’il paraisse le moins du monde ému, Fervac invitait le provocateur à sortir. Le cabaret était aussitôt abandonné et ses occupants emplissaient la ruelle, généralement obscure, choisie pour vider la querelle car tel spectacle ravissait les femmes et intéressait les hommes : en ce genre d’occasion, et selon vieil usage, il n’est jamais qu’un survivant.

Mais que ce fût au couteau ou à l’épée, la rencontre frappait par sa brièveté et, bientôt, par l’absence de toute surprise car Fervac sortait toujours vainqueur de ces duels où il ne recevait pas même égratignure légère.

On le considéra donc avec respect, pour son courage tranquille et sa grande habileté aux armes. Puis, des truands de quelque importance l’invitèrent à leur table où Fervac étonna par l’admiration qu’il manifestait pour la Fronde.

Aussi, on ne tarda guère à éviter tel sujet de conversation qui ennuyait les ruffians. Mais Fervac y revenait sans cesse, plaidant avec ardeur la cause des princes et maudissant « le Mazarin ».

Fervac fascinait.

Il avait tué cinq maquereaux, affichait sans peur des lendemains changeants son soutien à la Fronde et échappait à toute sanction. Les archers ne le trouvaient point alors même qu’il ne se cachait nullement, et la police criminelle du très redouté Jérôme de Galand se montrait impuissante à le capturer.

Le bruit courut qu’il était fort chanceux en un milieu où la chance est chose très respectée en cela qu’elle vous assure réussite et surtout survie.

Un jour, un homme de haute stature s’en vint trouver Fervac et lui expliqua qu’il était de bonne justice de soutenir une cause tout en tirant grands profits de celle-ci.

Fervac se montra intéressé et, rapidement, l’homme lui parla du « Coq Noir », taverne discrète où se réunissaient gens de leur sorte servant la cause des princes.

Rendez-vous fut donc pris aussitôt.

Jérôme de Galand n’ignorait absolument rien des activités de Fervac et avait donné des ordres fermes et précis pour qu’il ne fût point inquiété un seul instant. Pour lui, cette affaire suivait son cours de manière satisfaisante.

Au reste, il se trouvait sollicité par autre chose qui concernait le culte voué à Satan et ceux qui le pratiquaient.

De sa vie, il n’avait rencontré autant de fous, une bonne dizaine, et presque autant de folles, dont il s’étonnait que la justice royale les laissât en liberté bien qu’ils ne fussent point dangereux mais fatigants à l’extrême.

On lui donnait rendez-vous en les lieux les plus singuliers, dans les estaminets et les caves des Halles, du Quartier Latin et du Palais-Royal. Sans parler de cet endroit ridicule, une cave plongée dans le noir le plus total où on se trouvait servi par des aveugles. Sans doute cette place, sous la plume de chroniqueurs fallacieux, apparaîtrait en les siècles futurs comme lieu très étrange et très merveilleux pour sa qualité à faire rêver mais, en attendant, quelle chienlit ! On n’y voyait goutte, les clients se cognaient les uns aux autres et répandaient leur vin sur le pourpoint du voisin. Quant aux aveugles censés bien connaître l’endroit, il n’était point rare qu’ils trébuchent et renversent la bière sur le crâne d’un bourgeois qui poussait de hauts cris. C’est pourtant aux aveugles que Galand accordait le plus d’indulgence car les malheureux savaient qu’on venait sinon les voir, au moins les frôler, comme s’ils fussent bêtes étranges et que leur dignité s’en trouvât sans doute, bien naturellement offensée.

La veille, un jeune fou qui se disait cousin de Satan avait laissé à destination de Galand des mots cachés sous pierres plates qui l’entraînaient de lieu en lieu et devaient, au bout de la course, amener rencontre avec le Prince des Ténèbres. Mais Galand connaissait bien Paris et comprit très rapidement que, entre les fontaines et les regards, le jeune fol lui faisait suivre le tracé de l’aqueduc de Marie de Médicis, achevé en 1624 et qui comportait onze fontaines publiques et vingt-six regards. En conséquence de quoi, il abandonna cette piste : le Prince des Ténèbres attendrait une autre occasion.

Mais, cette fois, son instinct disait clairement à Jérôme de Galand qu’il se trouvait en bonne situation.

L’homme qui lui faisait face, un faux prêtre simoniaque et maquereau, le regardait avec froideur et réserve.

Sèchement, Galand lui exposa ce qu’il cherchait, à quoi, tout aussi froidement, l’homme répondit :

— Peut-être en effet, Éléonor de Montjouvent, qui seule utilise le soufre, ne m’est-elle point inconnue et peut-être pourrais-je vous mener à elle.

Il regarda le Pont-Neuf, qui surplombait les deux hommes, et ajouta :

— Mais qu’y gagnerai-je ?

Galand réfléchit. Son interlocuteur, un homme intelligent, n’était point de ceux que l’on abuse avec paroles légères.

Il observa la Seine, le quai désert, leurs ombres agrandies par un beau clair de lune puis, après un soupir :

— Savez-vous qui je suis ?

La réponse ne tarda point :

— Jérôme de Galand, lieutenant criminel du Châtelet.

— C’est exact. Ai-je la réputation d’abandonner ceux qui me servent fidèlement ?

— Vous n’avez point telle réputation, la chose est vraie.

Galand hocha la tête avec une gravité exagérée.

— Alors je ne vous pose qu’une question : que voulez-vous pour votre peine à me servir avec zèle et célérité en cette circonstance ?

Le faux prêtre, pris de court, hésita un instant puis :

— Qu’on laisse à leurs galanteries mes deux putains. Qu’on me laisse en paix vendre objets saints que d’autres dérobent en les églises. Enfin, que la police ignore ces réunions où les bourgeois et certains nobles veulent rencontrer Satan mais qui finissent toujours par fornications de tous et de toutes mêlés.

« Il n’est de bonne police sans concessions », songea Galand qui rétorqua d’un ton sec :

— Soit, vous ne serez point inquiété. Eh bien, cette baronne de Montjouvent ?

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